Ces phages, ici en jaune, Ă©tudiĂ©s Ă l’Institut Pasteur, vont venir Ă bout d’une bactĂ©rie. Photo grossie 50 000 fois.
Face aux bactĂ©ries de plus en plus rĂ©sistantes aux antibiotiques et qui tuent chaque annĂ©e 25 000 personnes en Europe, mĂ©decins, chercheurs et malades se tournent vers les phages.... Des virus connus depuis près d’un siècle, mangeurs de bactĂ©ries, prĂ©sents partout dans notre environnement, qui se rĂ©vèlent parfois beaucoup plus efficaces que les traitements classiques.
Hôpital de Villeneuve-Saint-Georges, près de
Paris. Ce matin, Caroline, 43 ans, est radieuse, Ă©lĂ©gante et fière au bras de Rudy, son compagnon des bons et des mauvais moments. « La dernière fois que je suis venue dans cet hĂ´pital, se souvient-elle, je pleurais Ă l’idĂ©e qu’on m’ampute de mon pied droit. » En racontant cet Ă©pisode douloureux, son visage se fige et ces terribles instants rĂ©apparaissent, comme un mauvais thriller.
Le calvaire de Caroline a commencĂ© en 1995, Ă la suite d’une chute du second Ă©tage de son appartement, Ă Douai. Bilan : de multiples fractures au dos et Ă la cheville qui justifient des interventions chirurgicales en urgence. « Au cours de ces opĂ©rations, j’ai Ă©tĂ© contaminĂ©e par un staphylocoque dorĂ© qui m’a pourri la vie pendant des annĂ©es. » Une infection nosocomiale qui tue chaque annĂ©e 4 000 personnes en
France. Contre cette bactĂ©rie redoutable qui ronge les chairs et les os de son pied, les mĂ©decins sortent la grosse artillerie antibiotique et la neutralisent pour un temps. Mais la bactĂ©rie rĂ©apparaĂ®t. « J’ai eu quelques moments de rĂ©pit avec l’espoir qu’on allait contrĂ´ler cette infection », ajoute-t-elle. Au fil des mois et des annĂ©es, les mĂ©decins, dĂ©munis, ne peuvent plus Ă©viter l’irrĂ©parable. « On m’a conseillĂ© de me faire amputer 17 centimètres en dessous du genou… Ma prothèse de jambe Ă©tait prĂŞte. »
Les phages lui ont sauvé le pied droit
Entre-temps et avec l’Ă©nergie du dĂ©sespoir, Caroline cherche une autre solution et dĂ©couvre, une semaine avant l’amputation, que certains malades atteints du mĂŞme mal ont guĂ©ri grâce Ă la phagothĂ©rapie. Cette mĂ©thode existe depuis près d’un siècle et s’appuie sur les phages, des
virus mangeurs de bactĂ©ries (lire l’encadrĂ©) : « Je n’avais plus rien Ă perdre. » Mais ce traitement de la dernière chance, largement utilisĂ© dans les pays de l’Est (Pologne, Russie et surtout GĂ©orgie, dans des centres qui accueillent des malades du monde entier), est interdit en France car il n’a pas le statut de « mĂ©dicament » ni, a fortiori, d’autorisation de mise sur le marchĂ©.
NĂ©anmoins, Caroline dĂ©couvre que quelques rares mĂ©decins choisissent de passer outre la lĂ©gislation. « Lorsque j’ai reçu cette patiente, se souvient le Dr Alain Dublanchet, microbiologiste et chef de file des dĂ©fenseurs de la phagothĂ©rapie, son pied et son moral Ă©taient en piteux Ă©tat. » C’est entre ses mains que Caroline va retrouver le sourire. Dans un premier temps, les mĂ©decins prĂ©lèvent les bactĂ©ries rĂ©sistantes aux antibiotiques sur la plaie de son pied qui se gangrène. Ensuite, ils rĂ©cupèrent des phages prĂ©sents partout dans la nature et notamment dans les eaux usĂ©es. « Après des tests in vitro, nous sĂ©lectionnons les phages efficaces contre les bactĂ©ries prĂ©sentes dans la plaie de la patiente », prĂ©cise le Dr Dublanchet. « Depuis que j’ai bĂ©nĂ©ficiĂ© de ce traitement, en 2010, je revis, explique Caroline devant son sauveur. Je n’ai plus mal et, surtout, il n’existe plus de foyers infectieux. »
La prescription des phages est interdite en France
Le cas de Caroline n’est pas unique. Henri Lemaitre, 48 ans, a connu le mĂŞme calvaire. Cet installateur d’antennes installĂ© Ă Saint-Tropez a souffert de 37 fractures après une chute du cinquième Ă©tage d’un immeuble en fĂ©vrier 2005. Les phages l’ont guĂ©ri d’une infection multirĂ©sistante contractĂ©e pendant ses hospitalisations. « Je n’y croyais plus et je me prĂ©parais Ă l’amputation », se souvient-il.
MĂŞme situation pour HervĂ© Jacqueson, 29 ans, atteint de mucoviscidose, diagnostiquĂ©e Ă l’âge de 4 ans, une maladie gĂ©nĂ©tique qui a rĂ©duit sa capacitĂ© respiratoire de 70 % et s’accompagne d’infections chroniques et rĂ©sistantes. « Ce traitement par les phages, que je poursuis encore, m’a permis de stabiliser la maladie et de soigner les infections mieux que les antibiotiques classiques. » MĂŞme rĂ©sultat pour Thierry, 45 ans, qui est traitĂ© pour un abcès au visage dĂ» Ă un staphylocoque : « Pour l’instant, j’ai de bons rĂ©sultats », note-t-il.
MalgrĂ© ces victoires, la phagothĂ©rapie reste ici un sujet presque tabou. La plupart des mĂ©decins interrogĂ©s reconnaissent des rĂ©sultats intĂ©ressants mais refusent de franchir le pas et de prescrire des phages Ă leurs malades, mĂŞme si les traitements classiques sont inefficaces. Le Dr Patrick Mamoudy, chirurgien orthopĂ©diste, est souvent confrontĂ© au cas de patients infectĂ©s par diffĂ©rents virus rĂ©sistants Ă l’antibiothĂ©rapie, comme le staphylocoque dorĂ©. « La rĂ©ussite des phages chez certains patients m’interpelle, admet-il, mais, dans la mesure oĂą ce traitement n’est pas lĂ©gal, on ne peut pas l’utiliser car, s’il y a le moindre problème, c’est la responsabilitĂ© du mĂ©decin prescripteur qui est engagĂ©e. » Le Pr Patrick Berche, microbiologiste, refuse lui aussi la phagothĂ©rapie : « Je n’y crois pas, assure-t-il, d’autant qu’elle n’a fait l’objet d’aucune Ă©tude sĂ©rieuse sur une sĂ©rie de malades. » Enfin, du cĂ´tĂ© de l’Agence nationale de sĂ©curitĂ© du mĂ©dicament et des produits de santĂ© (ANSM) et de son directeur gĂ©nĂ©ral, Dominique Maraninchi, pas question d’autoriser la mise sur le marchĂ© des phages, « en l’Ă©tat actuel des connaissances ».
Efficaces contre les infections pulmonaires
MalgrĂ© toutes ces rĂ©serves, des mĂ©decins comme les Drs Dublanchet et son confrère Olivier Patey de l’hĂ´pital de Villeneuve-Saint-Georges, ou JĂ©rĂ´me LarchĂ©, anesthĂ©siste-rĂ©animateur Ă Narbonne, prennent le risque d’en faire profiter leurs patients Ă titre compassionnel lorsque tout a Ă©tĂ© tentĂ© et qu’aucun traitement ne parvient Ă arrĂŞter la flambĂ©e infectieuse. Et ils ne sont plus seuls. D’autres acteurs se lancent dans le bain et remuent ciel et terre pour dĂ©montrer l’intĂ©rĂŞt thĂ©rapeutique des phages.
C’est le cas de Laurent Debarbieux. Ce chargĂ© de recherche Ă l’Institut Pasteur a dĂ©jĂ franchi une Ă©tape en montrant l’intĂ©rĂŞt de la phagothĂ©rapie contre des infections pulmonaires sĂ©vères chez la souris. « Nous avons commencĂ© des essais prĂ©cliniques sur des patients souffrant de mucoviscidose Ă partir d’une cinquantaine d’Ă©chantillons », explique-t-il. Les rĂ©sultats prĂ©liminaires sont dĂ©jĂ significatifs dans 40 % des cas puisque les infections rĂ©sistantes, liĂ©es Ă la maladie, ont pu ĂŞtre contrĂ´lĂ©es. « On envisage bientĂ´t de poursuivre nos investigations et de franchir la barre des 60 % de bons rĂ©sultats », confie-t-il.
L’association Vaincre la mucoviscidose a, depuis cinq ans, misĂ© sur le travail de son Ă©quipe, et lui a allouĂ© une enveloppe de 165 000 euros. MĂŞme stratĂ©gie du cĂ´tĂ© de certains mĂ©decins, notamment militaires, comme ceux des hĂ´pitaux Percy et Reine Astrid, respectivement Ă Clamart et Ă Bruxelles. « Nos blessĂ©s d’Afghanistan, particulièrement les grands brĂ»lĂ©s, sont porteurs d’infections multirĂ©sistantes aux antibiotiques, ce qui nous a conduits Ă nous intĂ©resser Ă la phagothĂ©rapie pour mieux les soigner », explique le Dr Patrick Jault, anesthĂ©siste-rĂ©animateur. Courant 2013, les conclusions de « Phageburn », une Ă©tude rĂ©alisĂ©e sur un Ă©chantillon de 200 malades et financĂ©e en partie par la Direction gĂ©nĂ©rale de l’armement (DGA), permettra de savoir si les phages sont une bonne alternative aux antibiotiques.
L’industrie pharmaceutique veut savoir si la phagothĂ©rapie est rentable
« Dans la mesure oĂą les phages ne sont pas “brevetables”, prĂ©cise Alain-Michel Ceretti, militant historique de la lutte contre les infections nosocomiales Ă l’hĂ´pital, l’industrie ne veut pas investir. La seule solution est de concevoir un cocktail de phages afin qu’ils soient considĂ©rĂ©s comme un mĂ©dicament, avec un brevet et des bĂ©nĂ©fices en perspective. » C’est justement cette stratĂ©gie que certains industriels aux Etats-Unis, en Australie, en Angleterre ont choisie. En France, depuis 2007, Pherecydes Pharma, une start-up, planche sur la fabrication de cocktails de phages contre les infections multirĂ©sistantes respiratoires, osseuses et dermatologiques : « Nous avons d’Ă©troits contacts avec des laboratoires pharmaceutiques qui attendent de connaĂ®tre nos rĂ©sultats pour envisager un codĂ©veloppement », insiste JĂ©rĂ´me Gabard, son P-DG. Le temps presse. En effet, sans argent pour mener des essais cliniques qui peuvent atteindre 5 millions d’euros, ces entreprises sont amenĂ©es Ă disparaĂ®tre.
A moins que la solution vienne des pouvoirs publics : compte tenu de l’augmentation des rĂ©sistances en France et de l’absence de nouveaux antibiotiques plus efficaces, ils viennent d’entrer dans le dĂ©bat. Dans un rapport officiel, le Centre d’analyse stratĂ©gique, rattachĂ© aux services du Premier ministre, propose d’Ă©tudier l’intĂ©rĂŞt thĂ©rapeutique de la phagothĂ©rapie. En remplacement ou en complĂ©ment des antibiotiques. Une brèche vient de s’ouvrir.